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Origine : http://perso.orange.fr/marxiens/politic/subvert/ecorev/rev0/nouvesca.htm
Notice : Luc Boltanski est un sociologue proche de Bourdieu (dont
il a repris le concept de critique artiste définie dans Les
règles de l'Art et opposé à la critique sociale).
Il a été aussi l'élève de Hirschman
auquel il prend l'idée de l'influence de la critique selon
deux modalités voice (protestation argumentée) et
exit (fuite, défection), cette dernière étant
la plus décisive. Il a étudié depuis longtemps
le problème de la motivation des cadres. Enfin il est un
des fondateurs du conventionnalisme en particulier dans sa théorie
de la justification consistant à insister non pas sur les
institutions mais sur les conventions qui "justifient"
les acteurs à leurs propres yeux par des épreuves
(examens, votes, etc.) où peuvent être évaluées
la juste grandeur de chacun plutôt que la simple force. Ces
épreuves sont regroupés sous le terme de Cité
désignant un ensemble cohérent et partagé de
principes de justification sur lesquels une critique peut s'appuyer
valablement (elle est partie intégrante de la justification
et constitue le moteur de ses évolutions).
Son dernier livre avec Eve Chiapello "trace les contours du
nouvel esprit du capitalisme à partir d'une analyse inédite
des textes de management qui ont nourri la pensé du patronat,
irrigué les nouveaux modes d'organisation des entreprises
: dès le début des années 70, le capitalisme
renonce au principe fordiste de l'organisation hiérarchique
du travail pour développer une nouvelle organisation en réseau,
fondée sur l'initiative des acteurs et l'autonomie relative
de leur travail, mais au prix de leur sécurité matérielle
et psychologique." C'est la partie passionnante. Mais il prétend
aussi relancer la critique car "La véritable crise n'est
pas celle du capitalisme, mais de la critique du capitalisme"
et "Ce nouvel esprit du capitalisme a triomphé grâce
à la formidable récupération de la critique
artiste". Ce qui est très contestable.
Le nouvel esprit du capitalisme
Introduction générale, de l'esprit du capitalisme
et du rôle de la critique
I. Le discours de management des années 90
II. La formation de la cité par projets
III. 1968. Crise et renouveau du capitalisme
IV. La déconstruction du monde du travail
V. L'affaiblissement des défenses du monde du travail
VI. Le renouveau de la critique sociale
VII. A l'épreuve de la critique artiste
Conclusion, force de la critique
Post-Scriptum, la sociologie contre les fatalismes
L'introduction met en place la définition des termes et
le rôle de la critique, distinguant aussi les 3 types successifs
de capitalisme (patron propriétaire, directeur d'usine, manager
de réseau) auxquels correspondent des esprits différents.
Le premier chapitre donne un aperçu de la littérature
sur le management et surtout le passage de la direction par objectifs
aux réseaux, de l'investissement pour l'entreprise à
l'épanouissement personnel (coachs). Le chapitre II fait
une synthèse du nouveau management dans la description d'une
Cité par projets, essayant de dégager les rôles
et les nouvelles échelles de valeur d'une production en réseaux.
Les chapitres suivants sont un sombre tableau des échecs
de la critique (divisée entre artiste et sociale) et de ses
récupérations par le renouveau capitaliste : de la
déconstruction du monde du travail, du recul social depuis
1968 et de l'affaiblissement des défenses du monde du travail.
Ensuite on passe aux pistes d'un renouveau de la critique sociale
(dénonciation de l'exclusion et de l'exploitation par la
mobilité) qui vise un "capitalisme juste", la mise
en place de la Cité par projets et, principalement, des règles
de rémunération plus "justes" ainsi que
la déconnexion du statut et de l'emploi (Supiot). De son
côté la critique artiste devrait passer d'une demande
de mobilité à une exigence de sécurité
comme facteur de libération, renoncer à l'authentique
mais limiter la sphère marchande. La conclusion répète
et systématise la théorie des Cités et le rôle
moteur donné à la critique que le post-scriptum voudrait
relancer mais simplement pour rendre le capitalisme plus juste et
plus durable.
Critique
# Le renouveau de la social-démocratie
Il est sans doute trop tôt pour juger de la portée
de ce gros livre mais dans le concert de louanges qu'il a d'ores
et déjà reçu, il n'est pas mauvais de mettre
un bémol, en particulier pour sa signification médiatique.
Ce livre aura du succès car il fournit un schéma d'explication
simple qui rend lisible notre mutation économique et sociale
mais ce qu'on nous présente comme le grand retour de la pensée-critique
n'est, en fait, que l'aggiornamento de la social-démocratie,
d'une véritable 3ème voie moins archaïque que
les vieilleries libérales de Blair et Schröder. C'est
la dernière chance de sauver le capitalisme par le merveilleux
projet d'un "capitalisme juste" (on va même jusqu'à
parler de "capitalisme gauchiste"). C'est donc le retour
des philanthropes et il y a quelqu'escroquerie à présenter
ce réformisme capitaliste comme un renouveau de la contestation
radicale. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a là rien de nouveau.
Ce capitalisme intelligent suffit à démoder tout ce
qui le précède et clarifie les enjeux actuels. Il
constitue une mise à jour indispensable, non sans apporter
aussi, son lot de confusions.
"Le nouvel esprit du capitalisme" participe en effet
à la définition du nouveau paradigme, à la
modernisation du capitalisme qu'il normalise plus qu'il ne le critique,
neutralisant d'ailleurs cette critique tout en faisant mine de l'encourager.
Il témoigne pourtant bien de changements réels dans
la production. Il est souvent passionnant lorsqu'il déroule
les faits économiques des dernières décennies
et la dégradation des protections sociales, car son point
de vue met bien en relief les ruptures dans les discours et modèles
dominants. Le nouvel esprit démontre là qu'il est
bien le meilleur critique de la phase antérieure et dépassée
du capitalisme.
On peut lui savoir gré aussi de son départ sur la
distinction du marché et du capitalisme qui est tout-à-fait
salutaire, contredisant l'idéologie libérale en assimilant
le capitalisme à une rente, c'est-à-dire un certain
degré de protection de la concurrence qui, par contre, s'applique
beaucoup plus durement au marché du travail. Tous ceux qui
ignorent la littérature du management y puiseront une information
nécessaire sur les discours dirigeants. La vulgarisation
de la théorie des réseaux (R. Burt) est très
utile, ainsi que l'analyse de la mobilité mais il nous faut
avaler avec, hélas : Weber, Bourdieu, la théorie de
la justification et le point de vue du management lui-même,
ses typologies de marketing et sa vision platement libérale.
# La sociologie comme idéologie
A cette critique politique, nous devons ajouter, en effet, une
critique méthodologique car malgré la justesse de
certaines analyses, l'outillage intellectuel est trop pauvre et
l'attirail théorique trop simplificateur. Ainsi, il faut
rejeter les prétentions d'une histoire idéologique
souvent bien naïve, surtout lorsqu'il s'agit du capitalisme
comme système structurant l'ensemble de la société.
On peut se passer de l'introduction et de la conclusion, ainsi que
de la plupart des considérations théoriques qui sont
bien insuffisantes et parfois vraiment navrantes.
Bien que largement supérieur, et plus centré sur
les réalités économiques, "Le nouvel esprit
du capitalisme" peut faire penser par certains côtés
au "Passé d'une illusion" de Furet, comme son contre-pied
médiatique. J'y vois les mêmes impasses d'une histoire
idéologique, les mêmes naïvetés que René
Girard (très apprécié aussi d'Orléan)
et des relents de "La pensée 68" de Ferry et Renaud.
Parfois on nous ferait croire que c'est pour faire plaisir à
quelques gauchistes que le capitalisme mondial a évolué
vers les réseaux et l'autonomie !
Si on peut recommander la fresque qu'il nous dessine de la mutation
du capitalisme, il sait aussi nous flatter par l'impression qu'il
donne de surplomber le siècle. La position du sociologue
est commode, en effet, permettant de passer d'un concept comme l'authenticité
chez Heidegger, Sartre ou Debord à sa version marketing pour
croire réfuter ensuite tous ces penseurs en critiquant sa
caricature marchande (et d'en déduire même un perte
de confiance généralisée...).
De même le dualisme de la "critique sociale" et
la "critique artiste" est commode pour l'exposition (à
des managers) mais impossible à tenir jusqu'au bout. Comme
avec tout idéal-type, il n'y a là que pure fiction
animée par le sociologue transformé en agile metteur
en scène. On construit des fantômes (le capitalisme
d'un côté, la critique de l'autre) et on fait de l'histoire
le reflet de leurs combats imaginaires. C'est une caricature de
la véritable dialectique, l'unité historique du sujet
et de l'objet comme processus réel. Car la causalité
est Métaphysique (cognitive) autant que matérielle
(règne de la Technique), elle tient au Droit et à
la représentation autant qu'au bon marché des marchandises.
L'idéologie se formalise dans des institutions régulatrices
produites par le processus autant que le produisant. Il n'y a pas
d'autonomie réelle de l'idéologie par rapport à
l'économie, mais l'inverse est vrai aussi, il n'y a pas de
véritable autonomie de l'économie par rapport à
l'idéologie.
Bien que ce soit beaucoup trop trivial, je trouve ainsi plus rationnelle
la mise en série des théories économiques avec
les cycles de Kondratieff (qui sont des cycles démographiques
autant qu'économiques) où l'épuisement de la
pensée critique peut être reliée aux fins de
cycle vieillissants comme les révolutions sont liées
aux débuts de cycle (lorsqu'une adaptation est nécessaire
mais aussi quand les ressources augmentent et non quand elles diminuent).
Ce n'est certes pas un point de vue assez moderne et qu'on pourrait
accuser d'un dogmatisme des faits ! Au moins des circonstances comme
le terrorisme, l'existence puis l'effondrement de l'URSS, la fonctionnarisation
des instances critiques, le vieillissement des élites ainsi
que le chômage et le manque de perspectives économiques
sont des explications plus consistantes que la soi-disant récupération
de la négativité critique, même si toute critique
est récupérée et que la négativité
est bien le moteur de l'histoire. La promotion de l'autonomie est
liée à son efficacité, à sa vérité
dirais-je comme essence de la subjectivité et non à
la virulence de la critique. On aurait d'ailleurs le paradoxe que
c'est au moment où la critique est la moins virulente que
le capitalisme s'empresse de lui céder en tout. C'est plutôt
la nouvelle économie de la demande, passage du quantitatif
au qualitatif, qui a généralisé les transformations
de la production et non l'adaptation aux nouvelles valeurs des cadres.
Il y a bien eu la trahison des soixante-huitards mais elle a des
motifs plus sordides, achetés par le gouvernement socialiste
quand ils n'avaient pas trouvé preneurs avant (Les traîtres
sont traités en héros dans l'armée ennemie).
# Test et critique
En même temps que des lumières certaines, ce livre
apportera donc beaucoup de confusions sur les différents
niveaux (logique, métaphysique, historique, technique, idéologique)
en remplaçant une saisie conceptuelle (liberté, égalité)
par les types publicitaires qui font les beaux jours des tests pour
magazines féminins. Le réel est plus compliqué
mais aussi plus cohérent. Nos sociologues distinguent savamment
quatre types de critiques au capitalisme (dans lesquelles, notons
le, on ne trouve pas les critiques antiproductivistes ni d'autres
critères de rationalité ou d'inefficacité).
Selon votre humeur, cochez les cases qui vous correspondent :
Je critique le capitalisme à cause de
* son inauthenticité (réification)
* son oppression
* la misère qu'il provoque
* son égoïsme
Le mieux serait que vous ayez coché seulement deux cases,
et même que vous ayez coché les deux du haut ou les
deux du bas, sinon on ne sait plus où on est. Parce que la
critique artiste c'est les deux premiers et la critique sociale
les deux derniers. C'est plus moderne que de parler des conflits
de la liberté et de l'égalité ! Mais ce que
les auteurs doivent eux-mêmes reconnaître (en note),
c'est que chez Marx il y avait complète association de la
critique artiste et de la critique sociale. Pour lui, en effet,
la critique du capitalisme comme système supposait la critique
de l'ensemble de sa logique et de ses conséquences. On peut
même dire que depuis Misère de la philosophie, les
critiques partielles ont été renvoyés à
leur "misère", pure idéologie incapable
de mettre en cause le système lui-même et servant donc
à le renforcer. Cette utilisation de la critique partielle
au service du capitalisme était attribuée par Marx
aux petit-bourgeois et par Debord aux cadres qui se prétendaient
pro-situs (et qui sont le modèle de la critique artiste pour
ce nouvel esprit !).
Il ne s'agit pas de nier la nécessité d'une idéologie
de la libération et de l'égalité au fondement
du capitalisme, mais au contraire d'analyser plus précisément
le capitalisme comme fondé sur le Droit contractuel (échange
marchand et contrat salarial qui sont des droits non seulement formels
mais trompeurs). Le contrat de travail, c'est la fausse liberté
du salarié contraint par la dépendance financière
et c'est la fausse égalité de l'employé et
de l'employeur qui produira les plus grandes inégalités.
Repérer cette origine va plus loin qu'une simple "théorie
de la justification". On appelle cela depuis Marx une "théorie
de l'exploitation", nuance. Il n'y a nul besoin d'en construire
une nouvelle bien que l'avantage concurrentiel de la mobilité
soit très bien décrit ainsi que la nécessité
de la taxe Tobin. Ce n'est pourtant pas un rapport d'exploitation
comme rapport de forces et c'est un avantage de toujours des marchands
et des riches qui a pour conséquence qu'on fait paradoxalement
payer moins cher au riche qu'aux pauvres (on ne prête qu'aux
riches).
# Le Réseau comme fondement de la Cité par
projets
Il faut lire pourtant ce chapitre remarquable sur la formation
de la Cité par projets (la morale du réseau) d'abord
parce qu'il vous apprendra, par sa caricature même, beaucoup
de choses justes sur notre monde d'aujourd'hui "valorisant"
les relations humaines, mais vous pouvez aussi être pris d'une
certaine exaltation perverse. Il suffit, en effet, de considérer
les rapports sexuels comme un mode de "connexion" comme
un autre (ce qui est le point de vue du management) et on comprendra
l'analogie entre le droit de jouir du corps de l'autre défendu
par le divin marquis (Français encore un effort...) et ces
réseaux de connexions temporaires dans un monde sans dettes
où tout est nouveau et immédiat. Il n'y a plus de
traditions et l'exaltation d'une nouvelle frontière dissimule
l'escamotage du collectif, le refoulement de la totalité
et du récit des origines.
Enrichi d'une fonction de justification, cette conception de l'homme
reste entièrement fonctionnaliste refusant de prendre en
compte cette fiction comme nécessaire à toute escroquerie
et persistant à ignorer notre réelle communauté
ainsi que la part de l'inconscient, de la sauvagerie des origines
qui ne nous quitte pas, tout comme elle ne prend pas en compte la
totalisation effective par le langage ou l'écologie. La théorie
de la régulation (et le capitalisme?) trouve ainsi sa limite
dans le rêve d'une maîtrise du langage et de l'amour.
Il faudrait entendre ce que Pierre Legendre, étudiant déjà
les théories du management, a mis en évidence de ce
qu'il appelle l'ordre dogmatique au fondement des institutions (garantie,
texte et sacrifice) et qui consiste surtout dans le Droit, lié
à son histoire, sa tradition romaine, tout en restant inséparable
d'une dimension esthétique, des emblèmes, dans sa
fonction de fascination des corps. Gestionnaires et psycho-socios
ne sont pour lui que des juristes normatifs, ce dont témoigne
si clairement ce livre. Le management nous annonce toujours la fin
du double discours dans une justification transparente que tout
dément. Tous ces discours sur la motivation sont des appels
au sacrifice et à l'amour, au militant. "La gestion
moderne, qui utilise massivement le levier du militant, c'est-à-dire
au fond qui mobilise l'art de l'avocat plaidant une cause de justice,
table sur le triomphe de la vérité convaincante"
p77. On atteint ici le seuil d'incompétence du management
pour tomber dans les dérives sectaires, dans une sorte de
Meilleur des mondes. On ne peut instrumentaliser ainsi une vérité
débarrassée de ses antinomies (se manifestant sur
le mode humoristique avec les principes de Murphy et de Peter signant
l'échec du management), ni évacuer les dimensions
du texte fondateur et du récit des origines, prenant pour
argent comptant une espèce d'autofondation, l'immanence du
réseau.
Le réseau semble d'ailleurs se confondre souvent avec la
main invisible des marchés dans sa pure extériorité
(véritable dieu invisible) mais on sait que ce n'est qu'une
grossière idéologie car cela n'empêche pas la
totalité d'exister et d'être l'enjeu de rapports de
force (A. Chandler appelle d'ailleurs le management la "main
visible"). On peut dire la même chose des idéologies
de la complexité. La complexité inextricable du noeud
gordien n'a pas empêché Alexandre de le trancher d'un
coup d'épée. La contre-épreuve de la Cité
par projets, qui n'est qu'une représentation des nouvelles
organisations contaminée par l'idéologie libérale,
est facile à trouver : c'est un réseau planétaire
durable pour le bien commun.
Surtout, il faut répéter que ce n'est pas le réseau
qui s'impose par ses valeurs morales anti-hiérarchiques mais
l'économie de la demande (toyotisme) et l'informatisation
qui favorisent les réseaux et leurs valeurs morales. Ceci
admis, la morale des réseaux est bien un fait qui s'impose
(plus ou moins) et sert de critique impitoyable pour les valeurs
morales hiérarchiques de la production antérieure.
# Motivation
Ce qu'on retient la plupart du temps de ce livre, c'est simplement
un retour de l'idéologie au coeur de la motivation dans une
production en réseaux. La thèse peut sembler d'une
telle banalité qu'elle ne prend toute sa valeur que du contexte
de soi-disant "fin des idéologies". Comme "La
misère du monde", cette démonstration du capitalisme
comme idéologie motivante vaut surtout par son poids trop
massif pour qu'on puisse feindre de l'ignorer encore.
Parce que, enfin, dire que le salariat libre ne se comprend pas
sans une idéologie intériorisée, comme condition
de toute motivation au travail n'est pas vraiment nouveau et c'est
simplement admettre ce qui est toujours et partout nécessaire
pour un être parlant : un discours social justifiant un monde
auquel il donne un sens commun, même pour un simple esclave.
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le
maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance
en devoir (Rousseau). C'est admettre qu'on ne peut asservir qu'une
subjectivité, une liberté donc même quand c'est
celle d'un esclave, dont on obtient la soumission comme subjectivité
se mettant au service du maître. Ce qui domine c'est la soumission.
La complicité du bourreau et de sa victime dans la répétition
du discours qui répartit leurs places se renforce de l'habitude
et de la suggestion des faits mais elle a toujours été
d'abord norme sociale. Il n'y a là rien de nouveau : pas
de société sans religion. L'homme unidimensionnel
de Marcuse analysait déjà les nouvelles formes de
contrôle, la mobilisation totale de la société,
la pensée positive. Debord avec la Société
du Spectacle démontrait précisément le stade
actuel du capitalisme comme celui de l'idéologie matérialisée.
Ce qu'on doit affirmer, c'est non pas qu'on en serait à
mobiliser la subjectivité, mais bien plutôt que la
mobilisation de la subjectivité atteint son point de rupture
où elle doit devenir réellement autonome.
# Critique et Justice
Ce qu'on appelle critique d'ailleurs, pour les besoins de la "justification",
n'est rien d'autre que la subjectivité elle-même dans
sa subversion de l'objectivité, dans son irruption dans l'ordre
établi, dans son événement, dans sa fuite.
Mais la théorie de la justice est bien trop réductrice.
Ce monde n'est pas justifié. Seule notre révolte peut
lui donner un sens par son insurrection dans ce monde déshabité
du spectacle mais nous ne saurions justifier la domination du profit
et des marchandises. C'est bien toujours ce que voudraient les dominants,
justifier leur domination, nous persuader de leur justice.
Une norme de justice n'est pas simple mesure mais doit être
par essence contradictoire et discutable (entre avocat et procureur).
C'est le même problème que celui de la valeur et Aristote
en a bien éclairé les contradictions des points de
vue dans les disputes entre amis. C'est aussi pour cela qu'il a
mis l'inégalité au coeur des passions. La duplicité
n'est pas ici contingente, elle est la condition de la dialectique
subjective. Le problème n'est donc pas tant celui des différentes
formes de justice, d'évaluation et de pouvoirs figées
pour toujours dans une norme isolée, une Cité (chacun
dans son champ), comme si importait surtout l'exactitude de la mesure
juste mais il faudrait plutôt, à suivre Kojève,
la synthèse dans un monde unifié de l'Égalité
aristocratique avec l'équivalence bourgeoise pour aboutir
à une équité qui serait droit concret favorisant
les défavorisés. Car le problème n'est pas
d'obtenir une répartition entièrement juste au centime
près d'après une mesure quelconque. La théorie
libérale de la justice prétend attribuer à
chacun ce qu'il fait gagner à sa société, justifiant
les plus grandes inégalités (summum jus, summa injuria),
comme si on venait de nulle part. Une répartition entièrement
égalitaire sans aucunes différences et donc sans tenir
compte des résultats n'est pas viable non plus, mais ce qu'il
faut est bien plutôt réduire l'instabilité par
une certaine déconnexion entre productivité et revenu
réduisant les inégalités effectives, tout comme
le temps de travail unifiait des salariés de productivité
très variable. On ne peut tout mesurer et normaliser jusqu'au
langage lui-même et aux relations sociales sous prétexte
de justice ou parce qu'ils participent à la production. Il
faut, tout au contraire, préserver une justice approximative
favorisant notre solidarité mais qui ne tolère pas
de trop grandes inégalités réelles au nom de
l'équivalence des échanges.
On voit l'étendu des malentendus dans le rôle de la
critique et sa division en critiques sociale ou artiste car si il
y a plusieurs critiques c'est entre réformiste et radicale,
une critique voulant rendre juste l'inacceptable et une critique
visant aux conditions de la fin de l'inacceptable. Admettre que
la critique soi-disant artiste renvoie directement à Marx
(fétichisme) et à Hegel rend l'opposition à
la critique sociale beaucoup plus problématique. Tout s'éclaire
à constater qu'il s'agit ici de sauver le capitalisme, de
lui donner simplement un air de justice qui contente les cadres
et l'électorat socialiste, leur donne bonne conscience et
les motive. C'est une théorie de la récupération.
Or c'est sans doute le destin de toute critique d'améliorer
un système, de le normer mais il y a aussi des effets de
seuil, des ruptures. Ses échecs ne sont pas sans enseignements
car le faux n'est pas sans raison et reste un moment du vrai. C'est
la ruse de l'histoire qui recèle bien d'autres surprises,
avançant toujours par son mauvais côté.
Les contraintes écologiques nous pressent à trouver
une alternative au capitalisme plutôt qu'à l'enjoliver.
L'histoire n'est pas finie et les prochaines années peuvent
être favorables à une nouvelle subversion auquel ce
livre participe sans doute en modernisant l'idéologie capitaliste,
mais la critique n'est pas condamnée à justifier le
capitalisme. Elle doit certes tenir compte des transformations techniques,
de la mise en réseau, de l'économie de la demande
et de l'immatériel tout autant que de la nouvelle expansion
économique mais pour construire grâce à ces
nouvelles potentialités une alternative au productivisme
capitaliste, incorrigible et insoutenable écologiquement
comme la nature nous le rappelle dramatiquement.
Jean Zin
[EcoRev]
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